Poursuivons le débat sur l’idée d’inscrire un droit à l’IVG dans la Constitution
Le texte que j’ai publié le 28 juin sur cette question m’a valu un courrier relativement important et de nombreuses critiques auxquelles je souhaite essayer de répondre ici. Je vais pour cela examiner successivement les principaux arguments des défenseurs de cette réforme constitutionnelle.
- Premier argument : ce qui compte, ce n’est pas le droit, ce sont les rapports de forces
Ce reproche m’a été adressé par ceux qui ont trouvé mon texte précédent trop juridique, trop loin de la vie et du combat au quotidien pour faire respecter la possibilité pour les femmes qui le souhaitent de pratiquer une IVG.
Mais cet argument, ce n’est pas à moi qu’il faut l’adresser mais à ceux qui pensent que tout problème doit trouver sa solution dans une révision de la Constitution. C’est précisément ce que l’on nous explique à propos de l’IVG depuis une dizaine de jours : pour sauver l’IVG il faut une réforme constitutionnelle.
À l’inverse, je pense que s’il y a une menace sur la possibilité pour les femmes de recourir à l’IVG elle se trouve dans l’état de l’hôpital public, dans le manque de médecins, de sage-femme, etc. qui rendent difficile et parfois impossible le recours à quelque acte médical que ce soit. Ce qui menace la possibilité de recourir à l’IVG, c’est l’insuffisance des moyens du planning familial, le régime sec auquel le monde associatif a été soumis depuis une dizaine d’années et particulièrement au cours du dernier quinquennat.
La NUPES ferait donc mieux de concentrer ses efforts sur l’augmentation des moyens dont dispose le système de santé français plutôt que de s’engouffrer dans le piège que lui tend le groupe Renaissance, en déposant immédiatement sa propre proposition de loi pour ne pas en laisser l’exclusivité à Aurore Bergé. Les partis de gauche feraient mieux de se battre pour défendre le pouvoir d’achat des ménages, pour un renforcement immédiat et considérable des moyens consacrés à la santé publique, plutôt que de s’engager dans une bagarre sur une réforme constitutionnelle qui prendra des mois et se terminera très certainement dans une impasse pour des raisons que je vais examiner ensuite.
- Deuxième argument : Le droit à l’IVG est menacé par la présence de l’extrême droite au Parlement et la droitisation de l’opinion publique
Il est contradictoire de dire en même temps que la loi garantissant de droit pour toutes les femmes majeures où mineures à pratiquer une IVG jusqu’à 14 semaines est menacée en raison du nombre de députés du Rassemblement national élus à l’Assemblée nationale et de la fatigue démocratique ressentie par les Français, et qu’il faut réviser la Constitution pour faire de l’IVG un droit constitutionnel. Pourquoi ?
La révision de la Constitution obéit à une procédure beaucoup plus rigoureuse que l’adoption d’une loi ordinaire.
L’initiative de la révision constitutionnelle (art. 89 de la Constitution), appartient soit au président de la République sur proposition du Premier ministre, soit aux membres du Parlement. Dans les deux cas, le texte de la révision doit être voté en termes identiques par l’Assemblée nationale et par le Sénat. Pour devenir définitive, la révision doit ensuite être obligatoirement approuvée par référendum lorsqu’il s’agit d’une proposition de révision constitutionnelle (à l’initiative des parlementaires), ou par référendum ou la majorité des 3/5e des suffrages exprimés des deux chambres du Parlement réunies en Congrès, s’il s’agit d’une initiative du Président de la République. Je laisse de côté la procédure de l’article 11 de la Constitution qui ne semble pas pouvoir être utilisée dans le cas qui nous occupe.
Comment peut-on dire en même temps qu’il existe un risque de remise en cause par le Parlement de la loi permettant l’IVG et qu’une majorité des 3/5 des parlementaires serait prête à voter en faveur de sa protection par la Constitution (dans le cas d’une initiative du Président de la République) ? Comment peut-on dire que le droit à l’IVG est menacé parce que les Français ressentent « une lassitude démocratique » et votent pour la droite et l’extrême droite et envisager de soumettre au peuple français par referendum l’intégration à la constitution du droit à l’IVG ? Que ferions-nous si la majorité des français se déclarait opposée à la reconnaissance de ce droit ?
Et puis les mêmes partis hostiles à l’IVG sont généralement favorables à la restauration de la peine de mort. Faut-il pour préserver la loi du 18 septembre 1981 qui abolit la peine de mort, intégrer cette abolition à la constitution ? Quel serait le résultat d’un referendum sur cette question ?
La justification d’une révision constitutionnelle par le risque d’une possible mise en cause parlementaire de la loi sur l’IVG est incohérente. Si une majorité du parlement à l’intention de revenir sur les lois en faveur de l’IVG, ce n’est pas cette majorité qui approuvera une réforme constitutionnelle pour le protéger. A l’inverse, si le Parlement actuel peut adopter une telle révision, cela montre que la menace n’existe pas et qu’il s’agit d’une simple opération politique permettant de faire exister l’union nationale.
- Troisième argument : Le droit à l’IVG sera mieux garanti s’il est intégré à la constitution
Le texte actuel de la Constitution de la 5e République n’énumère pas les droits auxquels il confère une valeur constitutionnelle. Il rappelle dans son préambule « l’attachement (du peuple français) aux droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu aux droits et devoirs définis dans la charte de l’environnement de 2004 ».
Les textes auxquels renvoie le préambule de la constitution, qui sont de ce fait intégrés au bloc constitutionnel, ne sont jamais aussi précis que ne le serait un article indiquant que « la constitution garantit la liberté de pratiquer une IVG ».
Ils consacrent des principes généraux qui faisaient l’objet d’un large consensus dans la société française au moment de leur adoption, qui sont parfois contradictoires entre eux et dont la mise en œuvre reste très imparfaite, précisément parce qu’il s’agit de principes généraux.
Par exemple, l’article 3 du préambule de la Constitution de 1946 est ainsi rédigé : « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».
Peu de personnes ou de groupements politiques, en France, oseraient défendre un point de vue différent (à part Zemour renvoyé aux oubliettes par les Français malgré la campagne de promotion gratuite dont il a bénéficié). Et pourtant, en dépit de la valeur constitutionnelle de ce principe chacun peut constater que le principe « à travail égal, salaire égal » est loin d’être respecté ; que malgré plusieurs lois sur la parité la position des femmes dans les entreprises les administrations ou les assemblées délibérantes n’est pas égale à celles des hommes ; que la répartition des tâches à la maison est encore loin d’être équitable ; que nous n’en avons pas fini avec la violence masculine contre les femmes...
L’article 5 du même texte déclare : « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances ».
76 ans après sa rédaction, la mise en œuvre de ce principe reste très imparfaite.
L’idée que chacun a le devoir de travailler n’est plus aussi largement partagée qu’elle l’était alors. Par exemple, les propositions consistant à subordonner le versement de minima sociaux à une contribution à l’effort collectif sous forme de travaux d’intérêt général est récusée, au nom de l’idée juste selon laquelle les bénéficiaires des minimas sociaux ne sont pas dans cette situation parce qu’ils l’ont voulu, mais parce que les conditions sociales de leur existence les y ont placés. De plus, l’idée d’un revenu de subsistance universel et inconditionnel a fait son chemin depuis 1946. Elle est aujourd’hui souvent considérée comme une idée de gauche, même si certains libéraux se revendiquant de la droite la défende aussi. Faut-il réviser le préambule de la Constitution de 1958 en indiquant que le peuple français reste attaché au préambule de la Constitution de 1946 sauf pour ce qui concerne l’obligation de travailler prévue à l’article 5 ?
Quant au droit au travail, il n’y a pas besoin de faire de longs discours pour dire qu’il est resté une pétition de principe. Le chômage de masse règne depuis le début des années 1980. Et pour ceux qui ont du travail, il y aurait beaucoup à dire sur la qualité de ce travail, sur les souffrances qu’il provoque dans l’existence d’un nombre considérable de personnes exposées à l’absurdité de ce qu’on leur demande de faire, à l’inutilité d’un nombre croissant de « bullshit jobs », cette réalité n’étant pas pour rien dans la crise morale que traverse le pays.
Il ne suffit donc pas d’inscrire de justes déclarations de principe dans un texte, quelle que soit sa place dans la hiérarchie des normes juridiques, pour que la réalité en soit modifiée. C’est hélas un mal français de consacrer beaucoup plus de temps à pondre des lois et des décrets qu’à s’intéresser à leur mise en œuvre et à ce qui s’y oppose concrètement.
- Ma conclusion : Une révision constitutionnelle mettra le droit à l’IVG en péril
L’inscription d’un droit à l’IVG dans la Constitution divisera la société française, a toutes les chances de ne pas aboutir et ouvrira le champ à sa remise en cause.
Il est à peu près certain qu’une proposition visant à faire du droit à l’IVG un principe constitutionnel suscitera des propositions adverses, visant à faire du droit à la vie dès la première étape de la conception un droit inviolable devant être garanti par la Constitution.
Ici, nous ne sommes plus dans le droit, mais dans le champ des convictions intimes de chacun, manipulées, il est vrai, par des intérêts politiques.
La loi Veil était une loi de compromis destinée à protéger les femmes. Elle tirait les leçons des conséquences désastreuses des dizaines de milliers d’avortements clandestins, pratiqués dans des conditions abominables, aussi bien sur le plan médical que psychologique, et fixait le cadre juridique permettant de mettre fin à ce scandale, sans invoquer un droit nouveau.
Les plus âgés d’entre nous se souviennent de la violence du débat au Parlement et dans la société, autour de cette loi qui n’imposait rien à personne mais permettait aux femmes se trouvant dans une situation de grossesse non désirée d’y mettre fin dans les meilleures conditions possibles.
Notons qu’à l’inverse, peu de gens ont entendu parler du débat qui a précédé la promulgation de la loi du 2 mars 2022, c’était hier, qui porte à 14 semaines (contre 12 semaines précédemment) le délai légal pendant lequel une IVG peut être pratiquée, en plus de toute une série d’autres mesures confortant ce droit. Cela n’a suscité ni grand débat dans la société française, ni affrontements violents au Parlement.
Cette absence de polémique confirme que l’agitation actuelle en France autour de cette question, née d’une décision de la Cour suprême américaine qui ne nous concerne en rien, est complètement artificielle. J’espère que les responsables politiques de gauche et de droite auront la sagesse de passer rapidement à autres chose.
30 juin 2022
JF Collin